mardi 6 septembre 2022

Markowski, aussi, avait un prénom

Aussi célèbre que Henri Cellarius et Bernard Laborde, ce professeur de danse a marqué son époque. A sa mort, quelques entrefilets dans la presse, sauf dans le Figaro qui publie une nécrologie à la Une.

Source

COURRIER DE PARIS. 
Mon confrère du Courrier des théâtres a enterré hier, en trois lignes, un Polonais qui depuis dix ans tenait dans quelques bastringues, champêtres l'emploi de glorieux débris, mais qui eut son heure de célébrité dans Paris. Ce décès n'est pas précisément un deuil national, mais le défunt Markowski mérite mieux que trois lignes à la fin de notre journal. En intervertissant l'ordre de la troisième et de la quatrième lettre de son nom, Paris avait, aux environs de 1860, donné à Markowski un sobriquet qui lui est resté jusqu'à la fin. Non que le professeur de danse fût un malhonnête homme, mais comme son métier consistait à lancer de petites femmes dans la circulation en conviant à ses soirées la fleur de la gomme pour faire vis-à-vis à ces inconnues, le sobriquet n'avait rien d'exagéré et ne pouvait en aucun cas porter atteinte au caractère de ce Polonais. Au fond ce fut un ambitieux, affolé de célébrité, et l'établissement qu'il tenait, il y a quelque vingt ans au fond d'une allée de la rue Buffault, peut être considéré comme la dernière étape de la Bohême artistique, qui a disparu de nos mœurs à ce point que la reprise d'hier de la pièce de Barrière et Thiboust, semble être le tableau d'un autre siècle.

Le cours de danse que Markowski tenait rue Buffault* et dont l'année 1860 fut l'apothéose est la dernière étape de la vie de bohème ; la plupart des hommes qui tiennent aujourd'hui une place dans la littérature, la politique ou les arts, ont jeté leur gourme dans les salons de Markowski. Le Polonais surgit un beau matin sur le pavé de Paris, sans qu'on sût au juste d'où il nous était arrivé ; il avait fait le voyage de la Vistule à la Seine, suivant la grande route, le sac sur le dos, un puissant bâton à la main, vivant de temps en temps dans quelque grande ville de son métier de relieur. Un soir, dans un caboulot de barrière, il exécuta une danse nationale polonaise et son succès fut tel qu'il flaira là tout de suite une source de prospérité. Il s'établit professeur de polka et de mazurka et vint, peu 
à peu, exploiter, son art au cœur de Paris, comme les garçons de café qui partent de chez un mannezingue [marchand de vins] de la barrière et finissent propriétaires d’un café richement doré sur les boulevards. Quand Markowski ouvrit son entreprise rue Buffault ; ce fut comme une traînée de poudre parmi les jeunes d'alors qui ne passaient pas, leurs soirées à tirer une petite dans les cercles et ne demandaient qu'à s'amuser. C'est le jeu qui a tué la jeunesse parisienne, qui ne sait plus rire parce que d'un bout à l'autre de l'année elle court après les louis qu'elle a perdus la veille ou les louis qu'il lui faut pour se refaire le lendemain. Le tripot a remplacé le bastringue.
Les salons de Markowski avec sa fontaine d'eau de Cologne qu'un fabricant alimentait pour se faire de la réclame, ont été le berceau d'une génération de cascadeuses dont l'espèce a disparu ; elles s'amusaient réellement sans le moindre souci du riche étranger, et elles s'accommodaient parfaitement d'une tranche de jambonneau pour tout souper ; c'étaient des bohèmes, elles aussi de temps en temps j'en retrouve une dans les ballets de féerie, qui, après avoir gaspillé sa jeunesse, gagne ses soixante-quinze centimes par soirée à remplir un rôle de sirène au fond d'un aquarium. Quelques-unes ont disparu, comme cette fameuse Rigolboche qui éleva l'art du grand écart à la hauteur, d'un événement parisien ; Finette qui eut des années de vogue, ou Nini Belles-Dents, dont l'histoire n'a pas gardé le souvenir, l’ingrate. Beaucoup d'autres, parmi les cascadeuses de chez Markowski ont traversé les petits théâtres; elles jouent maintenant les Mère Thierret en province ; deux ou rois ont redoré les blasons de gentils-hommes décavés. Ce qui faisait surtout que les salons de Markowski étaient recherchés par toutes les jolies femmes du temps, c'est que la clientèle de vaudevillistes, de journalistes et d'acteurs, qui tous avaient leurs entrées gratuites, pouvaient servir de trait d'union entre les cascadeuses et les directeurs ; les hommes ne payaient pas, les femmes dansaient gratis ; le café faisait crédit ; on avait son ardoise au café de Markowski, je sais un homme, fort bien posé aujourd'hui dans son département, qui dut jusqu'à quinze cents francs au buffet et qui, comme le Rodolphe de la Vie de Bohême, répondit au garçon qui lui présenta sa note :
— Que me parlez-vous d'argent ? Est-ce que je vous en demande, moi ? 
De temps en temps, on voyait surgir dans les salons quelques touristes étrangers, conduits par un guide d'hôtel. Markowski les montrait comme des objets de haute curiosité à ses habitués, en disant avec satisfaction : « Ils ont payé ! Bonne soirée ; mes salons sont combles ; la recette monte à trente francs. Je vous invite à souper ». Markowski, et ceci doit être compté à son actif, n'était pas un homme d'argent ce fut le pire des bohèmes de son établissement, vivant au jour le jour, criblé de protêts, d'assignations, de significations de jugement, de commendements et d'affiches de vente est homme là vivait pour la gloire. Quand, vers deux heures du matin ; il exécutait, aux applaudissements de sa clientèle, la Priska, danse de son invention et dont il prétendait avoir composé la musique, rien ne manquait à sa satisfaction. Hardiment et avec cette insouciance du bohème il offrit un jour à un huissier, venu pour réclamer le paiement d'un billet de cinquante francs, vingt cachets pour ses leçons de mazurka ; chaque semaine il avait son mot dans les échos d'un petit journal ; c'était là-dessus qu'il basait sa vie pour avoir une vieillesse tranquille. En un mot, ce Polonais fut tout à fait quelqu'un dans la vie parisienne. Quelques vaudevillistes consentaient à le tutoyer, ce qui était pour Markowski le dernier mot de la popularité. Des petits journaux, Markowski s'élança par une belle soirée d'hiver sur le théâtre. Blum et Flan lui consacrèrent tout un tableau dans l'Almanach comique, une des plus jolies pièces de cette collaboration si vraiment jeune et parisienne. Sous le pseudonyme de Machinski, l'illustre Polonais fut copié par un acteur qui, sur l'air du Naufrage de Lapeyrouse, chantait chaque soir ce couplet dont toute la salle répétait le refrain :

De mes salons mauresques 
Vous êtes, chers petits cœurs,
Les fleurs
Vous êtes les arabesques, 
Vous êtes les ornements 
Charmants. 
Où la vie est-ell'belle ?
Chez qui fait-on un bail? 
Où l'Eau d'Cologn'tient-elle 
Lieu de pastill's du sérail ? 
Chez qui ? 
Chez Machinski ! (bis)
Gais danseurs, 
Gais noceurs, 
Qu'on se place 
Qu'chaque couple s'enlace
Sans retard 
Prenons part, 
A ce bal chicocandard.

Et ici, toute la salle entonnait ce refrain que tout Paris répéta ensuite depuis la Barrière du Trône jusqu'à l'Arc-de-Triomphe 

A ce bal chic, chic, chic, chic, chic,
A ce bal chicocandard !

Quelle belle poésie, n'est-il pas vrai ? Eh bien, j'étonnerais bien mes lecteurs en imprimant les noms de ceux qui répétaient ce refrain ; en récapitulant tous ces noms j'y découvre aujourd'hui un conseiller de Cour d'appel, un académicien, deux ou trois directeurs de journaux politiques, un général de cavalerie, des auteurs dramatiques et des romanciers en renom, toute la jeunesse turbulente du temps qui poussa comme le dernier cri de la gaieté parisienne, disparue de notre civilisation.

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Ce n'est jamais sans hésitation que j'aborde le chapitre des souvenirs de jeunesse. On risque de passer pour une vieille bête en remontant l'histoire parisienne pour rapporter de cette promenade des points de comparaison entre les temps disparus et l'époque présente. Mais il est une chose certaine, à savoir que si le Parisien a toujours beaucoup d'esprit, il a certes moins de gaieté qu'autrefois. Les jeunes gens entrent aujourd'hui dans la vie avec des appétits que leurs aînés ne connaissaient pas il n'y a plus de bohème proprement dite, cette joyeuse bohème qui, sans un sou dans ses poches, dansait chez Markowski et répétait en chœur les refrains des Délassements-Comiques. A vingt ans, nos jeunes gens endossent l'habit noir et vont au théâtre pour être vus. Il leur faut beaucoup trop d'argent pour qu'ils conservent l'insouciance de leur âge. La femme est devenue un objet de luxe sur le pavé de Paris et d'un prix tel qu'on a recours aux ressources du jeu pour équilibrer son budget. Les soirées sont attristées par les cuites que nos jeunes gens vont chercher avant le dîner dans les tripots, ou par l'impatience d'aller tirer à cinq après la sortie du spectacle. De là cette jeunesse inquiète, ennuyée et ennuyeuse, préoccupée surtout de la correction du plastron. Tout cela s'est encore compliqué de la politique, qui a envahi les jeunes cervelles et nous donne cette génération de Prudhommes de vingt ans qui tirent à cinq, jouent à la Bourse ou ambitionnent une sous-préfecture. Rien de pareil n'existait à Paris au temps où florissait Markowski, rue Buffault la vie toute simple, le désir de rire et de s'amuser dans les prix doux, emplissait tous les jeunes cerveaux ; la fusion n'était pas faite entre ceux qu'on appelait les petits crevés et les petits-bourgeois chaque peintre ne rêvait pas son hôtel avenue de Villiers ; chaque reporter ne demandait pas à gagner ses trente mille francs par an comme entrée de jeu ; chaque lit de boutiquier ne se croyait pas obligé de payer trois cents francs son avant-scène aux premières on traversait la jeunesse sans arrière-pensée d argent, s'en fiant pour le reste aux années qui atténuaient l'exubérance des jeunes gens. C'est chez le Polonais de la rue Buffault que la jeunesse a eu son dernier accès de véritable gaieté parisienne.

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Le Polonais danseur marque donc une étape de la vie parisienne. Si, à la vérité, la profession qu'il exerçait ne peut pas être citée comme un exemple à la jeunesse studieuse, il faut dire, pour l'honneur de la Pologne, que l'ouvrier relieur qu'elle nous avait expédié, et qui devint à Paris une véritable célébrité boulevardière, ne tira pas grand profit de son industrie. Sans doute, c'est quelque chose d'inventer la Friska et la Markowska, d'enseigner à de petites femmes de lever la jambe bien au-dessus du niveau ordinaire que les professeurs enseignent dans les pensionnats aux petites demoiselles, mais ce n'est pas tout. Il y a le quart d'heure de Rabelais où le propriétaire et les fournisseurs arrivent suivis de nombreux huissiers. Ce fut pendant un temps une véritable chasse au Polonais parmi les recors [sic] de Paris. Mais ce diable d'homme était insaisissable, il disparaissait avant le jour naissant et ne rentrait dans la circulation qu'après le coucher du soleil, c'est-à-dire aux heures où le garde de commerce désarme par la loi. C'est alors que Markowski s'acheminait vers la rue Buffault, allumait le gaz, recevait des invités et empochait les rares pièces de cent sous que lui apportaient les étrangers. Ah les étrangers avec quel empressement Markowski les accueillit. Et quand, par hasard, un Polonais honorait son cours de danse de sa présence, quelle gloire et quel orgueil ! C'est qu'à travers la célébrité parisienne, Markowski avait conservé l'idéal de sa patrie en même temps que son accent. Etre quelqu'un sur le pavé de Paris, c'était bien quelque chose ; mais devenir célèbre sur les bords de la Vistule, quel rêve ! Un Polonais vint, un soir, escorté de deux autres touristes, dont un Russe et un Anglais. Markowski, ivre de joie, jura que ce Polonais était le plus beau jour de sa vie ; il tomba dans ses bras et les deux compatriotes restèrent quelque temps sur la poitrine l'un de l'autre. Markowski offrit du champagne avec les quinze francs qu'il avait encaissés, quoique ses salons fussent bondés par la clientèle gratis. Rigolboche, aux Mémoires de laquelle j'emprunte cette page d'histoire internationale, Finette, Nini Belles-Dents, la belle Hortense, Markowski, le Polonais, le Russe et l'Anglais, quel double quatuor admirable ! Le jour naissant les trouva ainsi autour de la table. Il fallait se séparer. Markowski quitta ses salons au bras du Polonais ; quand ils furent dans la rue, le Polonais dit à Markowski : — Enfin ! je vous tiens ! Le Russe et l'Anglais prirent chacun Markowski par un bras ; on hissa le professeur de danse dans un fiacre crasseux ; le garde de commerce et ses deux aides conduisirent Markowski à Clichy.

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Combien de temps resta-t-il sous les verrous ? Je ne saurais le dire au juste. Un jour les créanciers se lassèrent de payer la pension et les portes de Clichy s'ouvrirent devant ce Sylvio Pellico de la mazourka. Ce fut le commencement de la débâcle : il sortit de Clichy en habit noir et cravaté de blanc, c'est-à-dire en tenue de professeur de danse comme il y était entré l’habit était râpé, la cravate sale, le crâne dénudé par une longue captivité ; la joyeuse troupe de la rue Buffault était dispersée, et quand Markowski essaya de reconstituer son personnel, il n'y avait plus personne. A un moment de gloire suivirent de longues années de détresse le Polonais était démodé on ne dansait plus la Friska : les jeunes gens de la rue Buffault avaient embrassé des carrières plus lucratives que celle de noceur. Les Délassements avaient été démolis ; Flan était éteint et Blum était occupé ailleurs. Parfois le soir, je rencontrais Markowski devant un petit café, chantonnant : A ce bal chic, chic, chic, chic, chic ; mais nul ne se souvenait plus du refrain, qui marque l'apothéose de ce Polonais ; il ouvrit alors un cours de danse au passage de l'Opéra, et quand on montait une revue de fin d'année dans un petit théâtre, aussitôt Markowski accourait et disait : — Si vous avez besoin de petites femmes, j'en ai ! Les nouvelles couches l'ont vu à la foire de Saint-Cloud, au bal des canotiers et dans le bastringue qu'il avait ouvert à Bougival sur un ponton ; Markowski dansait toujours la Friska, mais il suait la misère et quand il gigotait dans un quadrille, sans l'élasticité de ses jeunes années, avec des cheveux maintenant blancs et son teint ravagé par les alcools, on n'avait plus envie de rire, car rien n'est plus attristant que les vieux bohèmes. De tous ceux qui avaient jadis embelli ses salons, un seul resta fidèle à Markowski dans la détresse ; ce fut un vieux déclassé qui traîne ses soixante-dix ans peu respectés dans tous les mauvais lieux, un objet de pitié et de dégoût pour ceux qui l'ont connu autrefois. C'est ainsi que finit avant-hier le Polonais le plus célèbre en France, depuis Poniatowski ; il est mort misérable après avoir tout fait pour passer pour un homme qui vit sur la prostitution. Aucune de celles qu'il a lancées dans ses nombreux cours ne l'a accompagné à sa dernière demeure. On aurait voulu que quelque vieille cascadeuse, jadis pimpante, maintenant dans la dèche, fût, vêtue d'un vieux tartan, devant cette tombe pour saluer l'illustre défunt une dernière fois par ces mots partis du cœur : — Adieu Markowski, adieu !


Le 15, le Courrier des Théâtres en fait sa Une également
et le même jour le Petit Parisien, aussi

+ Le tango de Markowski : ICI et ICI 

* Inaugurée le 20 octobre 1857 en association avec Henri Covary (1819-1884, maître d'hôtel et co-gérant du grand restaurant de la Terrasse Jouffroy boulevard Montmartre), elle doit fermer en juin 1863 pour cause de percement de la rue Lafayette.


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Et le prénom me direz-vous ? il en avait deux : Maurice, donné par son acte de décès le 11 avril 1882 dans le 3e arrondissement de Paris, complété par celui de Meyer (ou Mayer), donné par la publication de sa faillite en 1868, qui le dit professeur de danse et entrepreneur de bals publics. Il a été inhumé au cimetière parisien d'Ivry sur Seine, dans la tranchée gratuite, le lendemain de sa mort.

source : Mairie de Paris

La commune de naissance "Inausratzhawek" mentionnée sur cet acte semblant assez fantaisiste, j'ai demandé de l'aide aux Archives Nationales de Pologne, le docteur Anna Lasluk m'a gentiment répondu que cette ville n'existe pas, que c'est une déformation ; elle me propose deux villes dont le nom se rapproche : Inowrocław et Włocławek. Je laisse aux chercheurs en danse le soin d'approfondir cette localisation.


collection particulière

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En complément cette gravure à l'eau forte de Félicien Ropps, qui illustre le chapitre consacré à la salle Markowski dans Les Cythères Parisiennes d'Afred Delvau.



Description de la gravure extraite du catalogue de l'œuvre de Félicien Ropps : "Une cocotte élégante, de profil perdu à droite, les cheveux dans un filet, drapée dans un long châle clair bordé de ramages qui tranche sur une jupe noire, cause avec deux amateurs d’âge et de costume différents. Le plus sérieux des personnages paraît être le Monsieur à favoris de droite, qui, le chapeau sur la tête, le cigare aux lèvres, la canne dans la poche de son long paletot clair, respire l’assurance d’une richesse mal acquise ; à ses côtés, un gandin à longues moustaches, le monocle dans l’œil, paraît plutôt disposé à se faire aimer pour lui-même ; enfin, un débutant, portant lorgnon, attend respectueusement et chapeau bas la fin de l’entretien, pour entrer en matière et s’efforcer de suppléer, par des égards, aux avantages physiques ou aux ressources pécuniaires."


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